Qui était Daniel Jeanrichard ? Les documents sont si peu nombreux qu’il est difficile de faire la part du vrai et du faux, de séparer la réalité de cette mythification dont l’homme fut rapidement l’objet après son décès. Ce qui est certain, c’est que ce génie autodidacte, qui a toujours vécu dans les montagnes du Jura suisse, est resté une figure tutélaire de l’industrie horlogère neuchâteloise, qu’il a contribué à faire émerger. Ce célèbre horloger avait pour seuls outils, son talent et un don indiscutable pour l’innovation.
Un autodidacte mystérieux nommé Daniel Jeanrichard
Faute d’une documentation suffisante (voir le site officiel consacré au maître), le rôle exact de Daniel Jeanrichard dans l’avènement de l’industrie horlogère neuchâteloise ainsi que les raisons précises qui l’ont fait entrer au Panthéon des fabricants de garde-temps, restent mal connus.
On sait que l’homme est né en 1665 dans un hameau du Jura suisse du nom de Les Bressels, situé quelque part entre La Chaux-de-Fonds et Le Locle, et qu’il montre très tôt tous les atours d’un esprit inventif et plein de curiosité. On raconte que le jeune homme, dénué d’expérience en matière d’horlogerie, un art qui n’existe pas dans les montagnes jurassiennes, se voit un jour confier, par un marchand de chevaux de retour de Londres, une montre anglaise dont le mécanisme s’est arrêté en chemin.
Pourquoi le voyageur a-t-il l’idée de soumettre au jeune garçon cet objet de haute précision ? De passage chez les Jeanrichard, dont il connaît bien le père, il remarque la présence de moult petits ouvrages que la famille doit aux talents de fabrication de Daniel. Celui-ci s’attèle à la tâche et parvient à réparer le garde-temps, non sans en avoir soigneusement examiné le mécanisme.
Fort de cette connaissance, Daniel Jeanrichard est capable, en 1681, soit à 16 ans à peine, de concevoir sa propre montre, reproduction presque à l’identique du modèle qu’il a remis en état pour l’ami de son père. Il s’agit de la toute première montre jamais fabriquée dans la région de Neuchâtel, et le résultat d’un challenge d’autant plus invraisemblable que personne, avant l’arrivée du marchand, n’avait jamais vu l’équivalent de cet accessoire. Pour y parvenir, Daniel est forcé d’imaginer et de concevoir tous les outils et les machines nécessaires à la fabrication, afin de reproduire les pièces délicates du mécanisme. Il lui faut, en tout, un an et demi de travail.
Les racines de l’industrie horlogère moderne
Un tel génie ne manque pas d’être remarqué, et bientôt, ce sont tous les voisins, puis les habitants de la région, qui commandent des montres à Daniel. Il s’applique à développer ses talents en apprenant la gravure et la dorure, part en pèlerinage à Genève pour perfectionner son art, et retourne à La Sagne où il fonde son atelier d’horlogerie, avant de s’installer au Locle.
Pendant des années, il reste le seul et unique horloger du Jura suisse. C’est pourquoi, avant son décès le 20 avril 1741, il a pris soin de former ses cinq fils à la conception des montres ; et eux-mêmes diffuseront le savoir-faire paternel auprès de jeunes apprentis, jusqu’à ce que, sous leur patronage, l’atelier Jeanrichard devienne une entreprise florissante. Parmi ses descendants, c’est son petit-fils Louis qui restera dans les mémoires comme étant l’un des meilleurs horlogers de sa génération.
Pourtant, l’héritage de Daniel Jeanrichard ne s’arrête pas là. En établissant son atelier à La Sagne, puis au Locle, en diffusant ses connaissances pour qu’elles soient partagées par tous, et en favorisant l’éclosion d’une distribution étonnamment moderne du travail, notamment par la division des tâches, Jeanrichard a défié (volontairement ou non) la mainmise des horlogers de Genève sur cet art. À cette époque, à Genève, prospère en effet une Guilde des horlogers particulièrement puissante, qui protège jalousement son savoir-faire en matière de fabrication des montres. Pour produire des garde-temps d’excellence, mais en faibles quantités afin de maintenir des prix exorbitants, les membres de la Guilde contrôlent et centralisent la production.
Or, Daniel Jeanrichard, dans son coin, fait éclater ce système centralisé et exclusif. Via un procédé appelé établissage, il introduit dans l’horlogerie le principe de la division du travail : il forme les paysans du Jura suisse à la fabrication de pièces spécifiques appartenant au mécanisme de la montre, dont il confie ensuite l’assemblage à des maîtres-horlogers. En créant des outils qui facilitent la production, il hausse celle-ci et encourage ainsi la mécanisation du processus ; en conséquence, le nombre de montres disponibles augmente et les prix baissent. Enfin, pour qu’un maximum de personnes aient envie de suivre son exemple, il diffuse avec passion son savoir partout autour de lui, ouvrant la voie à ce qu’on peut appeler une industrie horlogère moderne, entre production et apprentissage. C’est ainsi que Daniel Jeanrichard a pavé le chemin pour l’émergence future de personnalités du cru comme Abraham-Louis Breguet.
Une personnalité mythique
La figure de Daniel Jeanrichard a été immédiatement mythifiée après son décès, et volontiers cultivée tout au long du XIXe siècle, notamment par les horlogers suisses soucieux de valoriser la paternité de l’industrie horlogère face à la concurrence anglo-saxonne. Pour lui rendre hommage, la commune du Locle a inauguré, le 15 juillet 1888, une statue de plusieurs mètres le représentant en héros local.
Depuis 2012, la marque d’horlogerie de luxe Jeanrichard connaît une nouvelle vie, sous la houlette de son propriétaire, le groupe Kering. Bien que modernisée, et fortement dynamisée, elle reste fidèle aux vertus d’innovation et de savoir-faire prônées par son fondateur.
Le musée qui lui est consacré, à La Chaux-de-Fonds, expose plusieurs des montres d’exception conçues et fabriquées par le maître. Notamment, on peut y admirer la « Daniel » de 1710, affublée d’un calendrier à guichet, protégée par un boîtier en argent, et dotée d’un mouvement à échappement à roue de rencontre. En soulevant la lunette, il est même possible d’y déchiffrer l’heure simplement en passant son doigt sur les index surélevés. En somme, un véritable chef-d’œuvre technique et esthétique qui reste la meilleure incarnation du génie mystérieux que fut Daniel Jeanrichard.