Artisan ébéniste et horloger autodidacte, l’Anglais John Harrison a marqué le XVIIIe siècle – et, au-delà, toute l’histoire de l’horlogerie – grâce à deux inventions majeures : le pendule et le chronomètre de marine. Autrefois regardé avec circonspection par ses pairs, il a, au fil du temps, intégré le panthéon des grands noms de l’horlogerie.
John Harrison, ou l’art de concevoir des garde-temps faits de bois
La particularité des grands inventeurs est de pouvoir défier le temps. John Harrison est de ceux-là. En avril 2015, le National Maritime Museum de Londres a accueilli la présentation d’une distinction remise par le Livre Guinness des records à la « montre mécanique à pendule la plus précise », une montre connue sous le nom de « Clock B », conçue par Harrison… 250 ans plus tôt ! Ce garde-temps a prouvé, en effet, qu’il pouvait être précis à une seconde près sur une période de 100 jours. Un projet qui à l’époque avait été considéré comme « tellement incohérent et absurde » qu’il se rapprochait « des symptômes de la folie » (à lire dans cet article en anglais).
Cette anecdote, à elle seule, résume parfaitement bien qui était John Harrison : un génie de son temps, ignoré de ses pairs, dont le travail innovant et minutieux ne sera reconnu que beaucoup plus tard.
L’homme a, toute sa vie, incarné une sorte de logique de précision. Tant et si bien qu’il est décédé l’exact jour anniversaire de sa naissance, le 24 mars 1776, à Londres, à l’âge de 83 ans. Venu au monde dans le comté du Yorkshire, le jeune John Harrison s’intéresse très tôt à l’horlogerie. Et pour cause : à 6 ans, le garçon, atteint de la varicelle, est condamné à passer de longues journées au lit, enfermé dans sa chambre. Pour le distraire, ses parents lui offrent une montre, dont le petit John explore le fonctionnement des heures durant. C’est le début d’une passion qu’il accommodera parfaitement avec son autre talent : l’ébénisterie.
Adulte, Harrison se distingue par la fabrication d’horloges en bois, qui sont autant d’occasions de produire des mécanismes innovants. Vers 1720, il honore une commande passée par la ville de Brocklesby Park pour une nouvelle horloge : sa création, tout en bois de chêne et de gaïac, est affublée d’une invention maison, l’ « échappement sauterelle », un mouvement dénué de friction qui ne nécessite aucune lubrification. Puis, entre 1725 et 1728, avec l’aide de son frère James, ébéniste également, il conçoit trois horloges à pendule – une autre invention de son cru. Le pendule à balancier bimétallique, résistant aux changements de température, deviendra une création majeure de l’histoire de l’horlogerie.
Mais l’autre invention qui rendra Harrison célèbre, à laquelle il consacrera littéralement une majeure partie du reste de sa vie, c’est la fabrication du chronomètres de marine. Un objet qui a changé en profondeur la façon de naviguer.
Voici une sélection des inventions horlogères que l’on doit à Harrison :
- Le pendule bimétallique à gril, en acier et laiton – une alternative au pendule à mercure de George Graham.
- L’ « échappement sauterelle », échappement à recul pour pendules – mais tellement difficile à régler qu’il sera utilisé essentiellement par Harrison lui-même.
- Le roulement à bouleaux.
Histoire de l’invention du chronomètre de marine
Dans le domaine de l’exploration maritime, la détermination précise de la longitude (la position est-ouest du navire) a toujours été un problème, causant des écarts de direction parfois très importants. Pour le résoudre, les scientifiques explorent, dès le XVIe siècle, deux solutions : la première consiste à se servir de la position d’un corps céleste comme la Lune ; la seconde nécessite l’utilisation d’une horloge de précision, embarquée à bord du navire.
Parmi d’autres Etats européens soucieux d’y remédier de façon pérenne, le gouvernement britannique lance un concours récompensant le premier qui trouvera un moyen de parvenir à calculer une longitude avec justesse : c’est le Longitude Act, voté en 1714, et proposant une rétribution très élevée de 20 000 livres au vainqueur.
Dans la foulée de Henry Sully qui a proposé sa propre invention à l’Académie des Sciences française, la « montre de mer », en 1716, Harrison se lance en 1730 dans la conception d’un chronomètre de marine. Appuyé financièrement par l’horloger George Graham et l’astronome Edmond Halley (celui de la comète), Harrison travaille pendant cinq années pour présenter le H1, son tout premier chronomètre de marine. Il s’embarque en 1736 pour une traversée jusqu’à Lisbonne, puis retour, calculant, à l’aide de son invention, la position exacte du navire. Impressionné, le jury du Board of Longitude, chargé de juger les candidats, lui octroie une bourse de 500 livres pour poursuivre ses recherches – pour obtenir la récompense complète, il fallait mettre la méthode à l’épreuve d’une traversée transatlantique.
Suivent deux versions plus compactes et plus précises, le H2 et le H3. Le H2 est finalisé en 1741, après trois années de travail, mais une guerre entre l’Angleterre et l’Espagne se déclenche alors qui l’empêche de mener à bien l’expérimentation en mer. L’attente forcée lui donne l’occasion de travailler à son H3, avec lequel il corrige une erreur de conception des balanciers propre au H2.
En s’inspirant d’un nouvel échappement qu’il a conçu pour une montre de précision en 1752-1753, Harrison se lance dans la réalisation du chronomètre H4. Ce travail de titan lui prend six ans. Achevé en 1759, ce chronomètre, appelé « montre de mer », se présente dans deux coques en argent, avec remontoir, pour un diamètre total de 13 cm environ. Il est plus que temps d’effectuer ce test grandeur nature : Harrison envoie son fils, William, prouver la fiabilité du H4 lors d’un voyage vers la Jamaïque. A l’arrivée, l’erreur sur le chronomètre n’est que de 5 secondes, soit 1,25 minutes en longitude. Le Parlement britannique estime que ce n’est pas une preuve suffisante. Un second voyage a lieu, en direction de La Barbade, avec le même William et le même chronomètre. Cette fois, l’erreur est de 39 secondes, soit 15 km environ. Mais il faut noter qu’à chaque fois, l’erreur relevée par le chronomètre était infiniment moins importante que celle du calcul, effectué en parallèle, basé sur la position de la Lune. Une fois encore, on lui oppose un refus en 1765, ne lui offrant qu’une moitié du prix.
Ce n’est qu’en 1773, et en faveur du H5, la dernière version du chronomètre de marine, que le Parlement finira par verser à Harrison sa juste rétribution… Qui n’atteint toujours que la moitié de la récompense totale prévue ! Et cela n’est rendu possible que par l’intercession du roi George III, sollicité directement par Harrison, et positivement impressionné par les résultats du H5. Harrison est alors âgé de 80 ans.
Pour les anglophones, voici un compte-rendu très complet de l’histoire de la fabrication des chronomètres de marine de Harrison.
La place de John Harrison est bel et bien dans un musée
Bien que récompensé de son vivant, en 1749, par la médaille Copley pour ses travaux d’horlogerie, Harrison a souffert toute son existence d’un certain manque de considération, dont l’obstination du Board of Longitude et les réactions face à son projet de « Clock B » ne furent que des exemples. Il aura fallu attendre bien après son décès que pour son génie soit reconnu à sa juste valeur.
Après la Première Guerre mondiale, les horloges de Harrison ont été redécouvertes par un officier de la marine à la retraite, Rupert T. Gould : elles prenaient la poussière quelque part au sein de l’observatoire royal de Greenwich. Gould a donné beaucoup de son temps pour se documenter en vue de restaurer ces garde-temps si précieux. Il a également publié en 1923 un ouvrage qui continue de faire autorité dans son domaine : Histoire détaillée du chronomètre et de ses pionniers, dans lequel il laisse une large place aux inventions d’Harrison.
Désormais, l’horloger et ébéniste du Yorkshire a toute sa place dans les musées. Ses horloges en bois et ses pendules sont exposés, notamment, au Leeds Museum and Galleries, au Science Museum, au Nostell Priory, ainsi qu’au sein de la Worshipful Company of Clockmaster’s Collection. Quant aux chronomètres de marine, ils ont trouvé leur place dans l’observatoire de Greenwich, à Londres. Un observatoire fondé en 1675 par Charles II pour résoudre le problème du calcul de la longitude en mer.